L’INNOVATION TECHNOLOGIQUE AU SERVICE DE LA GESTION DES RISQUES

N°125 – Mars 2021

Tous les acteurs du marché de l’assurance sont conscients qu’il est temps d’exploiter toutes leurs données internes et externes pour mieux couvrir les entreprises et tarifer leurs assu- rances. Pourtant, beaucoup sont freinés par les difficultés à bien cadrer au préalable le champ des possibles. Ceux qui réussissent savent fonder en amont une alliance authentique entre les métiers du risque et les compétences technologiques et de valorisation des données, et délivrer rapidement de la valeur sur des premiers cas d’usage métier. Sur ces bases, l’in- novation technologique et des données va s’accélérer en développant et en industrialisant des solutions de data science : c’est indispensable pour répondre rapidement à l’absence de profitabilité de la plupart des assureurs d’entreprises et faire face à la complexité croissante des risques.

L’innovation, le big data, l’apprentissage automatique : la transformation digitale semble un passage obligé pour tous les secteurs d’activité y compris l’assurance. Pour autant, tous les secteurs de l’assurance doivent-ils vraiment « y passer », même l’assurance des entreprises en IARD (2) ? En effet, l’assurance des entreprises semble à première vue destinée à rester davantage sur-mesure compte tenu du manque d’homogénéité apparent des risques, donc moins sujette à la digitali- sation, à l’automaticité, à la disruption. Pourtant, une enquête d’Intelligent Insurer (3) souligne que 81 % des assureurs d’entreprises confirment investir dans les nouvelles technologies ; 78 % précisant que leur budget « technologie » va augmenter cette année.

Mais beaucoup d’acteurs sont inquiets ou indécis concernant le choix des cas d’usage et les investissements correspondants à prioriser. Dans ce contexte, rappelons des points fondamentaux : 1. les données sont la matière première de l’assurance afin de modé- liser les risques pour mieux les connaître et les analyser, et ainsi les assurer ; 2. les assureurs d’entreprises ont aujourd’hui pour la plupart une profitabilité négative ; 3. les entreprises assurées font face à un « champ de mines » avec des risques plus nombreux et complexes.

Les données étant naturellement le terrain de jeu de l’assurance, l’innovation peut apporter beaucoup de valeur pour autant qu’elle reste au service authentique des métiers de l’assurance d’entreprise, afin de répondre concrètement aux enjeux de profitabilité et de meilleure maîtrise des risques. Les assureurs qui ont commencé à s’engager dans des projets d’innovation le savent : seule une alliance des compétences métiers, technologiques et des données peut répondre à ce défi. Dans ce contexte, le rôle des assurtechs est clé grâce à leurs modèles et méthodes agiles, dégagés des enjeux politiques et des systèmes informatiques historiques des assureurs, comme Meetrisk peut le vivre sur son marché.

Quel état du marché de l’assurance des entreprises à date ?

Côté profitabilité des assureurs, la situation est difficile. La profitabilité de la plupart des acteurs était négative avant la crise sanitaire et s’est dégradée depuis, avec des ratios combinés pouvant aller au-delà de 110, voire 120/130 pour certains acteurs. L’assureur qui reçoit 100 € de prime, avec en regard un coût de 120 € en sinistres, frais de gestion et de distribution ne peut pas ne pas réagir. Dans ce contexte, à côté de la réduction de couvertures spécifiques – comme en transport ou en cyber – et de primes reparties à la hausse, des assureurs d’entreprises se sont lancés dans des projets d’innovation avec des premières avancées dans la valorisation des données.

Côté entreprises, beaucoup sont en fait insuffisamment assurées, la crise sanitaire ayant par exemple révélé que la moitié des entreprises en France n’achetaient pas d’assurance pertes d’exploitation. Et les récents renouvellements ont été sous tension dans ce contexte de hausse de primes et de réduction de garanties.

Que le marché soit baissier ou haussier, la différenciation des primes en fonction des risques reste pourtant essentielle. Il manque donc des indicateurs de risques homogènes et plus objectifs au service des assureurs et des entreprises : pour permettre aux premiers de mieux « acheter » les risques qu’ils assurent et aux seconds de mieux « vendre » leurs risques aux assureurs, soutenus par leurs partenaires courtiers, agents, conseillers. Pourtant, l’analyse des risques est déjà au cœur du métier de l’assureur et de ses actuaires.

Les méthodes traditionnelles d’analyse des risques ont donc besoin d’être enrichies et renouvelées par des solutions innovantes.

Nous pouvons être convaincus qu’après la crise sanitaire et les incompréhensions entre des assureurs et des assurés entreprises, les assureurs chercheront à se renforcer sur leur cœur de métier, à savoir cette analyse du risque au service de toute la chaîne de création de valeur de l’assurance : la sélection des risques, leur tarification, l’adéquation des couvertures avec les risques, la profitabilité et la pérennité de l’offre d’assurance.

  • Accentuer la valorisation des données

Historiquement, la donnée a davantage été utilisée pour répondre aux enjeux de conformité (comptabilité, solvabilité, etc.) et n’a pas été suffisamment valorisée pour l’analyse du risque au service des métiers de souscription. Les interviews de Meetrisk depuis 2018 auprès de 200 interlocuteurs de l’écosystème de l’assurance soulignent cette préoccupation de parvenir à tirer beaucoup plus de valeur pour les métiers à partir des données tant internes qu’externes.

Côté assureurs, même si la situation actuelle conduit à des majorations de primes indifférenciées, la dégradation des résultats techniques est telle que des assureurs d’entreprises entrouvrent la voie de l’innovation data pour se doter de nouveaux outils d’analyse des risques.

Côté courtiers, intermédiaires représentant les assurés, ceux-ci ont une opportunité exceptionnelle à saisir : seuls acteurs au carrefour de toutes les données clients et assureurs, les courtiers doivent explorer une valorisation plus forte des données pour renouveler leur offre client.

Au-delà des enjeux propres des courtiers et des assureurs, leurs nouvelles approches visant à mieux connaître les risques devront in fine bénéficier aux entreprises.

Pourtant, les assureurs éprouvent des difficultés à valoriser le patrimoine existant des données compte tenu de l’accumulation d’outils, de bases de données, de systèmes d’information qui se sont empilés. En outre, beaucoup d’acteurs ont une conscience plus ou moins claire de la valeur atteignable et restent incertains concernant les facteurs clés de succès comme illustré par l’enquête d’Intelligent Insurer déjà mentionnée. D’ailleurs, la première plus-value que Meetrisk apporte en amont d’un projet data est de cadrer le champ des possibles en soulignant la valeur à atteindre pour les métiers.

Enfin, à l’inertie classique des organisations, se rajoute le sentiment que seule l’expertise technique de souscription fait la différence, alors que l’apport automatisé rapide et fiable de données complémentaires ne remettrait pas en cause l’excellence technique, mais au contraire la soutiendrait en l’enrichissant.

  • Innover maintenant au service d’une meilleure connaissance du risque ?

La puissance de calcul est aujourd’hui disponible pour traiter les grandes masses de données avec des méthodes innovantes impliquant des algorithmes, afin de mieux valoriser ce patrimoine des données et les enrichir par des données externes. Enfin, les interactions de Meetrisk auprès des souscripteurs et ses travaux en cours révèlent une attente des experts métiers pour replacer la donnée au cœur de leur processus de décision en maîtrisant et en comprenant mieux le sourçage et les processus de calcul. Certains souscripteurs expriment même leur frustration vis-à-vis d’un outil de tarification dont ils aimeraient maîtriser davantage les modalités de fonctionnement.

Attentes exprimées par les utilisateurs et capacité technologique pour mieux exploiter les données : il ne s’agit plus aujourd’hui de se demander s’il faut « y aller » mais comment s’organiser pour innover et réussir à extraire toute la valeur des données. Il en va, in fine, de la pérennité des offres d’assurance sur le marché.

Quel fil conducteur pour réussir sa démarche d’innovation ?

  • La valorisation du patrimoine data existant

Si les données et indicateurs techniques sont historiquement et systématiquement suivis (sinistres, primes, recours, franchises) et modélisés par l’actuariat, métier au cœur du modèle de l’assureur, l’exploitation approfondie et élargie de toutes les données clients déjà disponibles chez les assureurs ou les entreprises permettra de caractériser beaucoup plus finement les profils de risques : analyse des circonstances de sinistres de responsabilité civile (les matériaux de construction les plus innovants sont-ils plus sinistrés ? avec ou sans sous-traitance ?), appréciation de la qualité de la gestion des risques d’une entreprise en croisant les données sinistres avec les données des audits des ingénieurs, etc.

  • L’enrichissement de ce patrimoine de données

Quels sont aujourd’hui les risques qui font l’objet d’une collecte industrialisée de données externes ? Ce sont principalement les données « incendie » collectées par les ingénieurs des assureurs et pour les seuls sites industriels importants compte tenu du coût de l’ingénierie, coût qui n’est pas supportable ni pour les sites de taille plus réduite ni pour les PME. D’autres données liées aux événements naturels, au bris de machines, etc. peuvent être collectées au cas par cas mais pas systématiquement compte tenu d’une maturité moindre que celle de l’expertise incendie.

L’enjeu est donc de systématiser, d’industrialiser la collecte de données externes caractérisant le risque des entreprises quelle que soit leur taille et en étendant progressivement le périmètre des risques couverts.

Deux champs : d’abord enrichir l’information caractérisant l’actif à assurer. Un assureur qui connaît déjà le modèle, le constructeur et l’année de construc- tion d’un actif à assurer (équipement, avion, navire) peut bénéficier d’un apport automatisé de données externes (audits de risques, dépenses de formation des utilisateurs, etc.), qui enrichit et rend plus rapide la vue du risque.

L’autre champ, consiste à préciser le profil « comportemental » d’une entreprise, démarche identique à celle de l’assureur de particuliers qui corrèle par exemple le délai de paiement d’une prime automobile avec le risque d’accident de son client. Aussi, le Bureau d’analyse des risques et pollutions industriels (Barpi) souligne-t-il bien que derrière chaque sinistre, au-delà des causes directes (court-circuit, manque de protection…), existent des causes profondes de nature organisationnelle et managériale. Les outils d’intelligence artificielle (IA) peuvent intervenir pour mettre en lumière ces causes profondes. Par exemple, des entreprises dont le turnover d’équipes clés s’accroît, avec des délais de livraison et de paiement rallongés, des dépenses de maintenance en réduction peuvent refléter une vulnérabilité spécifique.

  • Les effets de levier « tech & data » au service des enjeux métier

« Plaquer » l’innovation sur les métiers ne fonc- tionne pas. Il est donc essentiel que les travaux soient prioritairement consacrés à la prise en compte des enjeux des métiers du risque.

Pour assurer le retour sur investissement (ROI) des projets, il convient de vérifier rapidement par itération l’intérêt pour les métiers des travaux de la data science, avant de se lancer dans des projets d’architecture data et d’industrialisation. Enfin, il est important de suivre le cadre de data science éprouvé par les professionnels « tech & data » : identifier les bonnes sources de données internes et externes avant de les nettoyer et de les importer dans une table commune. Ensuite, les travaux de corrélation passent par l’exploration « humble » de la donnée : tester leshypothèses, comprendre les corrélations, itérer, tester et apprendre. Enfin, la data visualisation est clé : la restitution et la consultation doivent permettre une exploitation opérationnelle performante par les équipes métiers.

Retour d’expérience de Meetrisk

Aujourd’hui, les freins ne sont donc plus technologiques, mais plutôt liés aux métiers, aux données et à leur traitement, mais des solutions peuvent y être apportées en visant à la fois une mobilisation en continu des équipes métiers et une approche pragmatique de l’innovation.

  • Lever les freins liés aux métiers

• Face à une ambition d’innovation, les métiers du risque n’ayant donc pas tous une perception suffisamment claire de la capacité à extraire de la valeur à partir de leur propre patrimoine data (manque de visibilité de la qualité et de la richesse de la data, par exemple), le rattrapage sur les données (nettoyage, revue de la structuration des bases, classification) est un passage obligé et pragmatique avant de se lancer dans l’IA prédictive.

• Une disponibilité insuffisante des équipes métiers : pour les embarquer, la démarche devra être « ROIste » avec des cas d’usages précis, concrets, et rapidement opérationnels pour les équipes, au lieu de viser un big-bang de l’innovation.

• Le manque d’explicabilité des résultats obtenus : les algorithmes qui conduisent à des conclusions sans en comprendre les tenants et les aboutissants sont un point naturellement bloquant surtout pour des métiers d’experts. Il faut donc assurer les interactions avec les métiers tout au long du projet pour identifier les incompréhensions naissantes et expliquer dans la continuité comment est générée la valeur, et selon quelles interactions entre les données.

  • Lever les freins liés aux données et à leur traitement

• Un mauvais cadrage des facteurs que l’on veut expliquer et analyser. Doit-on développer des indicateurs de risques autour du contrat d’assurance et de sa rentabilité ? ou visant l’actif à assurer (avion, usine, entrepôt) ? ou sur l’entreprise assurée elle-même ? Ce cadrage doit être effectué en amont pour que l’objet analysé (contrat, actif, entreprise) soit celui qui corresponde aux attentes des métiers.

• La difficulté à obtenir les données de la part des contributeurs ou utilisateurs. Difficulté technique, manque d’intérêt, sensibilité de la donnée ? La compréhension de ces freins permet de mettre en œuvre les mesures correctives adaptées : soutien technique, récupération de données anonymisées dès le départ, etc.

• Le profil et la qualité professionnelle des intervenants « tech & data » et leur capacité à interagir avec les métiers. Il faut donc veiller tout au long du projet à l’alignement et à une bonne alchimie entre les ressources technologiques, data et métiers, que ce soit au cœur de l’équipe innovation d’un partenaire externe comme Meetrisk, qu’entre cette équipe et l’ensemble des interlocuteurs au sein de l’assureur ou de l’entreprise.

En synthèse, quelle est la valeur atteignable ?

Pour l’assureur, la valeur immédiate est d’impacter positivement son ratio combiné, indicateur de sa profitabilité. Croiser des profils de risques homogènes avec des tarifs hétérogènes, mieux segmenter ses primes en fonction des segments de profil de risques, anticiper des dérives de sinistralité grâce à l’IA, autant de solutions pour mieux piloter sa profitabilité en agissant sur tous ces indicateurs : les sinistres (mieux sélectionner les risques), les primes (mieux tarifer les risques), les coûts de gestion (meilleure productivité). Nous avons par exemple mesuré chez un assureur partenaire de Meetrisk la réduction de 3 jours à 2 heures pour la souscription d’un dossier complexe avec un alignement de la tarification avec le « vrai » profil de risque.

Côté entreprises, avec leurs courtiers et partenaires conseils, une gestion des données de risques proactive, fluide et automatisée permet à l’entreprise d’impacter le montant de ses primes et d’augmenter la productivité du risk management : en tirant toute la valeur de la donnée pour prioriser les actions de risk management et en mesurer qualitativement et quantitativement la performance, en disposant d’indicateurs permettant de comparer les risques et leur gestion auprès des assureurs pour mieux négocier primes et garanties (face à des hausses de primes élevées sur le marché, limiter la hausse à 10-30 % est un enjeu fort), enfin en réallouant les 20 % de gains de productivité – générés par ces solutions de gestion des données – à des actions à valeur ajoutée (prévention, maîtrise du budget assurances). Enfin, l’innovation pour une connaissance plus fine des risques est par définition un effet de levier pour… les éviter, donc au service de politiques de prévention plus proactives.

Quelles perspectives ?

La crise sanitaire et la connaissance du risque. La gestion des risques d’un assureur étant fondée sur les leçons du passé pour extrapoler l’évolution des risques, cette approche est clairement remise en cause lorsque des pans entiers d’une activité (tourisme, aviation…) se sont arrêtés conduisant à la fois à l’absence de sinistres sur une année et à des perspectives de reprise complètement différentes du passé (exemple : click and collect dans la restauration). Comment adapter l’actuariat et globalement la connaissance du risque ? La situation rend plus urgente la collecte et l’agrégation de données externes en temps réel caractérisant l’usage et le risque associé des activités à assurer, surtout pour les plus impactées par la crise.

Une nouvelle notation extra-financière. Les entreprises peuvent déjà faire l’objet d’une notation financière émise par les assureurs crédit ou les agences de notation financière : une notation des risques d’entreprises doit se développer et Meetrisk est convaincu qu’elle constituera progressivement un indice de marché du risque d’entreprise pour une vue plus homogène et objective des risques au service de l’ensemble des acteurs, au-delà des seuls professionnels de l’assurance et du risk management.

Laurent Barbagli

Notes

1. Avec plus de vingt-cinq ans d’expérience dans l’assurance et la gestion des risques d’entreprises au sein de leaders mondiaux (risk manager de Club Med puis Lafarge, direc- teur clientèle de Gras Savoye, directeur général d’AXA Matrix, project manager chez IBM), Laurent Barbagli dirige Meetrisk, assurtech dédiée à l’analyse et à la notation prédictive des risques d’entreprise. En agrégeant les données externes et internes de ses clients assureurs et entreprises, Meetrisk soutient le retour à la profitabilité de l’assurance des entreprises.

2. Incendie, accidents et risques divers.

3. Intelligent Insurer, Commercial Lines Innovation Survey, janvier 2021.